À propos de la conjoncture actuelle
Alain Badiou
2 décembre 2020
Une
appréciation politique rationnelle de la conjoncture actuelle est devenue une
véritable rareté. Entre la prédication catastrophique de la partie la plus involontairement
religieuse de l’écologie (nous sommes proches du Jugement dernier) et les
fantasmagories d’une gauche déboussolée (nous sommes contemporains de
« luttes » exemplaires, de « mouvements de masse »
irrésistibles, et de « l’effondrement » du capitalisme libéral en
crise), l’orientation rationnelle se dérobe, et une sorte de chaos mental,
qu’il soit activiste ou découragé, s’installe partout. Je voudrais ici
introduire quelques considérations, à la fois empiriques et prescriptives,
A échelle quasi mondiale, depuis pas
mal d’années, depuis sans doute ce qui a été appelé « le printemps
arabe », nous sommes dans un monde où abondent les luttes, plus
précisément : les mobilisations et rassemblements de masse. Je propose de
dire que la conjoncture générale est marquée, subjectivement, par ce que
j’appellerais le « mouvementisme », soit la conviction largement
partagée que d’importants rassemblements populaires vont sans aucun doute
parvenir à changer la situation. Nous
voyons cela de Hong Kong à Alger, de l’Iran à la France, de l’Egypte à la
Californie, du Mali au Brésil, de l’Inde à la Pologne, et dans nombre d’autres
lieux et pays.
Tous ces mouvements, sans exception, me
semblent avoir trois caractéristiques:
1. Ils sont composites dans leur origine sociale, le prétexte de leur
révolte, et leurs convictions politiques spontanées. Cet
aspect multiforme éclaire aussi leur nombre. Ce ne sont pas des ensembles
ouvriers, ou des manifestations du mouvement étudiant, ou des révoltes de
boutiquiers écrasés d’impôts, ou des protestations féministes, ou des
prophéties écologiques, ou des dissidences régionales ou nationales, ou des
protestations de ce qu’on appelle les migrants et que j’appelle les prolétaires
nomades. C’est un peu de tout cela, sous la domination purement tactique d’une
tendance dominante, ou de plusieurs, selon les lieux et les circonstances.
2. Il résulte de cet état de choses que l’unité de ces mouvements
est, et ne peut être dans l’état actuel des idéologies et des organisations,
que strictement négative. Cette négation porte bien entendu sur des réalités
disparates. On peut se révolter contre l’action du gouvernement chinois à Hong
Kong, contre l’appropriation du pouvoir par des cliques militaires à Alger,
contre la mainmise de la hiérarchie religieuse en Iran, contre le despotisme
personnel en Egypte, contre les menées de la réaction nationaliste et raciale
en Californie, contre l’action de l’armée française au Mali, contre le néofascisme
au Brésil, contre la persécution des musulmans en Inde, contre la
stigmatisation rétrograde de l’avortement et des sexualités non
conventionnelles en Pologne, et ainsi de suite. Mais rien d’autre, en
particulier rien qui soit une contre-proposition à portée générale, n’est
présent dans ces mouvements. Au bout du compte, faute d’une proposition
politique commune qui soit nettement dégagée des contraintes du capitalisme
contemporain, le mouvement finit par exercer son unité négative contre un nom
propre, en général celui du chef de l’Etat. On ira du cri « Moubarak
dégage » à celui de « Bolsonaro fasciste à la porte », en
passant par « Modi raciste, va-t’en, « Trump
dehors ! », « Bouteflika, prend ta retraite ». Sans
oublier, naturellement, les invectives, annonces de mise à la porte, et
stigmatisations personnelles, de notre cible naturelle, ici, qui n’est autre
que le petit Macron. Je propose alors de dire que tous ces mouvements, toutes
ces luttes, sont en définitive des « dégagismes ». On veut que le
dirigeant en place dégage, sans avoir la moindre idée, ni de qui va le
remplacer, ni de la procédure par laquelle, à supposer qu’en effet il dégage,
on sera assuré que la situation change. En somme, la négation, qui unifie, ne
porte en elle aucune affirmation, aucune volonté créatrice, aucune conception
active de l’analyse des situations et de ce que peut être, ou doit être, une
politique de type nouveau. Faute de tout
cela, on aboutit, c’est le signal de la fin des mouvements, vers cette forme
ultime de son unité, qui est de se lever contre la répression policière dont il
a été victime, les violences policières qu’il a dû affronter. En somme, la
négation de sa négation par les autorités. J’ai déjà connu ça en Mai 68, où,
faute d’affirmations communes, en tout cas au début du mouvement, on criait
dans les rues « CRS, SS ! » Il y a eu heureusement dans la suite,
à l’époque, passé le primat du négatif révolté, des choses plus intéressantes,
mais au prix, bien entendu, d’un affrontement entre conceptions politiques
opposées, entre affirmations distinctes.
3. Aujourd’hui, dans la durée, tout le
mouvementisme planétaire n’aboutit qu’à des maintiens renforcés du pouvoir en
place, ou à des changements de pure façade qui peuvent s’avérer pires que ce
contre quoi on se révoltait. Moubarak a
dégagé, mais Al Sissi, qui le remplace, est une autre version, peut-être pire,
du pouvoir militaire. L’emprise chinoise sur Hong Kong s’est au bout du compte
renforcée, avec des lois plus proches de celles qui ont cours à Pékin, et des
arrestations massives de révoltés. La camarilla religieuse en Iran est intacte.
Les réactionnaires les plus actifs comme Modi ou Bolsonaro, ou la clique cléricale
polonaise, se portent très bien, merci. Et le petit Macron, avec 43% d’opinions
favorables, est en bien meilleure santé électorale aujourd’hui, non seulement
qu’au début des luttes et des mouvements, mais même que ses prédécesseurs, lesquels,
qu’il s’agisse du très réactionnaire Sarkozy, ou du très socialiste en peau de
lapin Hollande, au bout de la même durée de leur mandat, se traînaient aux
alentours de 20% de bonnes opinions.
Une comparaison historique s’impose
alors à moi. Dans les années entre 1847 et 1850, il y a eu, dans une grande
partie de l’Europe, de grands mouvements ouvriers et étudiants, de grandes
levées de masse, contre l’ordre despotique établi depuis la Restauration de
1815 et subtilement consolidé après la révolution française de 1830. Faute d’une
idée ferme de ce que pouvait être, au-delà d’une bouillante négation, la
représentation d’une politique essentiellement différente, toute
l’effervescence des révolutions de 1848 n’a servi qu’à ouvrir une nouvelle
séquence régressive. Notamment, en France, le bilan en a été l’interminable
règne d’un typique fondé de pouvoir du capitalisme naissant, Napoléon III,
alias, selon Victor Hugo, Napoléon le Petit.
Cependant, en 1848, Marx et Engels, qui
avaient participé aux soulèvements en Allemagne, tirent les leçons de toute
cette affaire, à la fois dans des textes d’analyse historique, comme le
fascicule intitulé « Les luttes de classe en France », que
dans ce manuel, enfin affirmatif, décrivant en quelque sorte pour toujours ce
que doit être une politique entièrement neuve, qui a pour titre « Manifeste
du Parti Communiste ». C’est autour de cette construction affirmative,
portant le « manifeste » d’un Parti qui n’existe pas, mais qui doit
exister, que commence, au long cours, une autre histoire des politiques. Marx
récidivera, en tirant, vingt trois ans plus tard, les leçons d’une admirable
tentative, à laquelle, une fois encore, manque, au-delà de sa défensive
héroïque, l’organisation efficace de son unité affirmative, à savoir la Commune
de Paris.
Bien entendu, nos circonstances sont
bien différentes ! Mais je crois que tout tourne, aujourd’hui, autour de
la nécessité que les mots d’ordre négatifs et les actions défensives soient
finalement subordonnés à une vision claire et synthétique de nos objectifs
propres. Et je suis convaincu que pour y parvenir, il faut en tout cas nous
souvenir de ce que Marx déclarait être le résumé de toute sa pensée. Résumé
certes lui aussi négatif, mais à une échelle telle qu’il ne se soutient que
d’une affirmation grandiose. Il s’agit du mot d’ordre « abolition de la
propriété privée ».
A y regarder de près, les mots d’ordre
comme « défense de nos libertés » ou « contre les violences
policières » sont strictement conservateurs. Le premier sous-entend que
nous avons, dans l’ordre établi, de vraies libertés à défendre, alors que notre
problème central devrait être que sans égalité, la liberté n’est qu’un leurre.
Comment le prolétaire nomade dépourvu de papiers légaux, et dont la venue chez
nous est une cruelle épopée, pourrait-il se dire « libre » au même
sens que le milliardaire détenteur du pouvoir réel, propriétaire d’un avion privé
et de son pilote, et protégé par la devanture électorale de son fondé de
pouvoir dans l’Etat ? Et comment
imaginer, si l’on est un révolutionnaire conséquent, si l’on est dans le désir
affirmatif et rationnel d’un autre monde que celui qu’on conteste, que la
police du pouvoir en place puisse être toujours aimable, courtoise et
pacifique ? Qu’elle dise aux révoltés, dont certains cagoulés et armés :
« Le chemin de l’Elysée ? La grande grille, dans la rue à droite. »
Mieux vaudrait revenir au cœur de la
question : la propriété. Le mot d’ordre général unificateur peut
immédiatement être, affirmativement : « collectivisation de tout le
processus de production ». Son corrélat négatif intermédiaire, à portée
immédiate, peut être « abolition de toutes les privatisations décidées par
l’Etat depuis l’année 1986 ». Quant à un bon mot d’ordre purement tactique,
donnant du travail à ceux que le désir de négation domine, ce pourrait
être : nous nous installons dans le local d’un fort important service du
Ministère de l’Economie et des Finances, nommé : Commission des
participations et des transferts. Faisons-le en sachant que ce nom ésotérique,
« participations et transferts », n’est que le masque transparent de
la Commission de la privatisation, créée en 1986. Et faisons savoir que
nous stationnerons dans cette commission de la privatisation jusqu’à la
disparition de toute forme de propriété privée concernant ce qui, de près ou de
loin, relève d’un bien commun.
A seulement populariser ces objectifs,
tant stratégiques que tactiques, nous ouvririons alors, croyez-moi, une autre
époque, après celle des « luttes » des « mouvements » et
des « protestations », dont la dialectique négative est en train de
s’épuiser, et de nous épuiser. Nous serions les pionniers d’un nouveau
communisme de masse dont le « spectre », pour parler comme Marx, reviendrait
hanter non pas seulement la France ou l’Europe, mais le monde entier.
Alain Badiou
2 décembre 2020